• Du vent dans la tête, ou "Avel fol", le vent fou.

    Oui : je suis un rêveur. Car un rêveur est celui qui ne trouve son chemin qu'au clair de lune, et qui, comme punition, aperçoit l'aurore avant les autres hommes.

    Intentions - Oscar Wilde

     

     

    Jean-Yves, l'instit-directeur d'école qui, semble-t-il, a toujours été là, au moins depuis Jules Ferry, arrive comme à son habitude sur son antique moto, récupérée par son père en 1945. Pas de porte-bagages, pas besoin de cartable, tout reste à l'école, et les cahiers sont corrigés, en fin de journée, lorsqu'il est revenu de sa virée habituelle sur la côte. « Ça change les idées... »
    Sébastien, lui, est planté au milieu de la cour, jambes écartées, et se précipite vers la moto, saute au cou de Jean-Yves, un gros bisou, la journée peut commencer.
    Trois personnes, ici, s'occupent de Sébastien : Marianne, la dame à tout faire. C'est tout dire. Elle fait absolument tout, sauf -exception notoire- la vaisselle du repas de midi, réservée, par tour de rôle, aux
    « Cours MoyenS ». Jean-Yves, le directeur, est aussi , bien sûr, secrétaire de mairie, et rédacteur du petit bulletin municipal. Il gère aussi les réunions et la publication de la feuille de chou de l'Opposition. Son épouse, comme lui, sait à peu près tout ce qui se passe sur l'île : elle est la coiffeuse de l'île. Ils sont donc tous deux, un peu, confidents de ceux qui ne vont pas à confesse.
    Moi, à Ouessant, je ne suis plus tout à fait un « doryphore ». J'enseigne pour la première année, et on m'a nommé sur l'île pour y préparer mon CAP... Je réside donc en insulaire, je ne suis plus le touriste d'il y a deux mois. Habitant à Brest, j'étais tout heureux lorsque j'ai reçu ma nomination à « Brest 5». Mais cette circonscription comprend aussi la commune d'Ouessant... Et en cette année où un certain caudillo Franco meurt interminablement, le temps est encore plus long lorsqu'on se sent en exil !
    J'ai la « section enfantine » : une dizaine d'enfants en maternelle (tous âges confondus), et trois en Cours Préparatoire : c'est sur ces trois-là que Monsieur l'inspecteur jugera si je suis apte... ! Jean-Yves, lui, a tous les autres élèves de l'école.
    Sébastien a sept ans. Il n'est ni en section enfantine, ni en cours préparatoire. Dieu seul sait où il est. Lorsque nous sommes sur la cour, il erre en faisant de grandes enjambées, s'accroupit parfois, gratte la terre, la mange ... Il se relève, lève la tête, observe le ciel pendant de longues minutes, ses yeux roulent, son regard accroche de temps en temps un autre enfant qui passe, il peut rester ainsi durant toute la récréation. Presque sans arrêt, il chantonne : « auprès de ma blonde, fait bon , fait bon, fait bon ». Ce sont strictement les seuls mots que 
    je l'ai entendu prononcer. Jean-Yves et moi, souvent, le faisons s'asseoir sur les marches, entre nous deux, et tentons d'avoir un contact... Mais nous ne sommes manifestement pas du même monde.
    Régulièrement, en classe, Sébastien « fout son bordel », comme disent les autres enfants. Les autres enfants, ils parlent comme leurs parents. 
    Le père, le plus souvent, est en mer, dans la Marchande. La mère, comme souvent dans les ports, s'occupe de tout à la maison. Jean-Yves lui a souvent expliqué, à la mère, que Sébastien serait bien mieux sur le continent, où on s'occuperait de lui dans un endroit spécialisé... Mais il n'en est pas question. En 1975, on ne quitte pas l'île si facilement. Et il serait en pension, vous vous rendez compte, à sept ans : je ne veux pas l'abandonner... Et si vous ne le prenez pas, il ira à l'école des Soeurs, pas d'autre solution.
    À Ouessant, en 1975, 45 élèves à « l'école du Diable » (l'école publique ), 250 à l'école Sainte Je-ne-sais-plus-qui. Alors...
    Quarante ans plus tard, où es-tu Sébastien ? Qu'es-tu devenu ?
    As-tu réussi à apprendre autre chose que « Auprès de ma blonde » ?
    Dérision.
    « Du vent qui passe dans sa tête, en courant d'air continu entre les 
    deux oreilles, sa mère lui avait toujours dit ».

     

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  • Commentaires

    1
    Lundi 10 Juin 2019 à 15:57

    Sébastien était mieux sur son île où on lui laissait le temps de rêver...

    Joli récit que j'ai relu avec plaisir, on attend la suite!

    2
    Lundi 10 Juin 2019 à 16:23

    La suite ... Je n'ose pas l'imaginer, hélas ...

    Sébastien (prénom d'emprunt, bien sûr) aurait actuellement 52 ans. 

    3
    Lundi 10 Juin 2019 à 17:42

    il aura fait son petit bonhomme de chemin, peut-être vit-il encore sur son île  ... à servir ceux qui l'ont aimé !

    amitié .

    4
    france Lacoste
    Lundi 10 Juin 2019 à 19:32

    Oui, Sébastien est sans doute mieux sur son ile, dans ses repères...Beau récit. Merci.

    5
    Mardi 11 Juin 2019 à 07:56

    On s'imagine bien le personnage

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    6
    Dimanche 30 Juin 2019 à 13:10

    J'avais beaucoup aimé ton récit dans Voyage... je ne sais pas ce qu'il est devenu, mais c'est un personnage attachant.

    Merci pour tout, Loïc.

    7
    Dimanche 30 Juin 2019 à 18:59

    J'aimerais beaucoup, moi aussi, savoir ce qu'est devenu cet enfant ! Mais je ne peux pas faire des recherches sur son nom (il ne s'appelle pas Sébastien, bien sûr).

    J'ai ressorti ce texte car je l'ai choisi parmi ceux qui évoquent ma vie, ma jeunesse. J'ai commencé un album dont je ferai cadeau à chacun des membres de ma famille.

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